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Voie de résilience n°11 : Recycler massivement les nutriments

Les cultures nécessitent un sol fertile, suffisamment riche en matière organique et en nutriments accessibles. Le renouvellement de la fertilité repose aujourd’hui sur l’utilisation de grandes quantités d’engrais minéraux. La disponibilité future de ces derniers est compromise par la raréfaction des ressources énergétiques et minières. Assurer le recyclage des nutriments est incontournable pour améliorer la résilience alimentaire des territoires. Cela passe par le retour aux champs des excrétats humains (urines et matières fécales) et la valorisation généralisée des biodéchets.

État des lieux



La linéarité du système alimentaire



Des engrais aux stations d’épuration

Par essence, l’activité agricole consiste à exporter des produits alimentaires depuis les terres cultivées. Ce faisant, les nutriments présents dans les sols et incorporés par les végétaux sont également exportés. Les sols cultivés s’appauvrissent donc petit à petit et les agriculteurs doivent compenser ces pertes de nutriments afin de maintenir leur fertilité. Cela concerne en particulier l’azote (N), le phosphore (P) et le potassium (K), des éléments souvent limitants dans la croissance des végétaux. La technique de renouvellement de la fertilité des sols la plus répandue est l’utilisation d’engrais, c’est-à-dire l’apport de nutriments depuis l’extérieur de la parcelle cultivée. On distingue les engrais organiques traditionnels, dont les matières utilisées proviennent d’êtres vivants animaux ou végétaux (fumier, lisier, guano, sang et os séchés, compost végétal...), des engrais minéraux, qui dérivent de matières minérales inertes ou sont synthétisés industriellement. Ces derniers sont directement assimilables par les plantes, et permettent des productions standardisées à haut rendement. Aujourd'hui produits en très grandes quantités, les engrais minéraux sont un élément clé du système agricole industrialisé.

Usine de fabrication d'urée à Vijaipur (Inde). L'urée est l'une des principales sources d'azote en agriculture. La synthèse des engrais azotés emploie environ 1 % de l'énergie annuelle consommée par l'humanité, principalement sous forme de gaz naturel. Crédits : Natfert, CC BY-SA, Wikimedia Commons.

L’usage actuel des engrais est peu efficace. Une partie importante des nutriments est lessivée par les pluies ou se transforme en composés volatils. On estime qu’en France, environ 25 % de l’azote apporté au champ est ainsi perdu. Les déchets produits au cours de la transformation, de la distribution et de la cuisine, concentrent eux aussi une partie des nutriments. Mais l'essentiel se retrouve dans notre assiette, puis notre tube digestif (Figure 35).

Une fois utilisés pour nos besoins physiologiques, ces nutriments sont rejetés par notre corps : c’est l’excrétion. Celle-ci se fait principalement par la production d’urine, qui concentre à elle seule environ 90 % de l’azote consommé, 60 % du phosphore et 75 % du potassium.

Figure 35 : Flux d’azote associés à la production et à la consommation de blé dans l’aire urbaine de Paris. Les pourcentages (valeurs indicatives) sont tous relatifs à la quantité totale d’azote apportée aux champs (engrais minéraux et fixation biologique par les légumineuses). Au total, seul 3 % de l’azote apporté est réutilisé lors de l’épandage agricole des boues de station d’épuration. Mais les champs qui reçoivent ces boues exportent leurs productions hors du territoire et contribuent très peu à l’alimentation parisienne, le recyclage est donc quasiment nul. Source : Les Greniers d’Abondance, d’après Esculier et al. (2018).

Ces nutriments sont ensuite évacués avec les chasses d'eau et rejoignent, dans les zones denses qui concernent plus de 80 % de la population française, un égout puis une station d’épuration. Les eaux usées y sont traitées afin de limiter les perturbations des écosystèmes aquatiques. Les deux tiers du territoire sont couverts par une obligation de traiter l’azote et le phosphore, responsables du phénomène d'eutrophisation. Dans ce cas, l’azote est volatilisé grâce à l’action de certaines bactéries tandis que le phosphore précipite et se retrouve piégé dans les boues de décantation. Même quand ces boues sont utilisées comme matières fertilisantes – soit environ deux tiers d'entre elles – l’essentiel des nutriments entrés dans le système alimentaire grâce aux engrais minéraux est finalement perdu (Figure 35). Le système est dit « linéaire ».

Ce processus d’épuration utilise des énergies fossiles, rejette des gaz à effet de serre et une partie non négligeable des nutriments rejoint quand même les cours d’eau, provoquant localement d’importantes pollutions.

Bassins de décantation de la station d'épuration de Néris-les-Bains (Allier). En France, la plupart des eaux usées subissent ce type de traitement, au cours duquel certains nutriments sont concentrés dans des boues d'épuration, tandis que d'autres sont volatilisés ou rejetés dans le milieu naturel.Crédits : Toucassé, CC BY-SA, Wikimedia Commons.

Des déchets organiques encore trop peu valorisés La gestion des déchets organiques (ou biodéchets) produits à chaque étape de la chaîne alimentaire est elle aussi essentiellement linéaire.
Les entreprises qui produisent une grande quantité de biodéchets ont l’obligation de les trier et de les faire valoriser dans des filières adaptées. Les seuils ont progressivement été abaissés : sont aujourd'hui concernés les professionnels produisant plus de dix tonnes de biodéchets par an. Les restaurateurs peinent à appliquer cette réglementation, et ce seuil reste élevé. Les déchets organiques constituent le quart des ordures ménagères, soit environ 150 kilogrammes par an et par habitant. La grande majorité sont incinérés ou mis en décharge, et les nutriments qu'ils contiennent sont perdus. Une rupture historique La linéarité actuelle des flux de nutriments marque un contraste fort avec la situation au début du XXe siècle. La gestion circulaire des nutriments avait en effet fait l’objet d’une préoccupation croissante de la part des chimistes et des agronomes au cours du XIXe siècle, craignant que l’essor des villes ne conduise à un appauvrissement critique des sols agricoles. La plupart des villes de France se sont à l’époque dotées d’usines de transformation des matières collectées dans les fosses d’aisance pour en faire de l’engrais. La mise en place de l’égout à partir de la fin du XIXe siècle et l’épandage des eaux ainsi récoltées a permis d’accroître encore davantage la circularité des flux de nutriments (Figure 36). Ce recyclage a ensuite progressivement diminué lorsque les pratiques modernes de traitement des eaux usées se sont développées.

Figure 36 : Taux de recyclage agricole de l’azote contenu dans les urines et matières fécales de l’agglomération parisienne depuis 1850. La mise en place du tout-à-l’égout dans les années 1890 s’est accompagnée d’une meilleure valorisation agricole des excrétats, avec un épandage quasiment systématique des eaux ainsi récoltées. Cette pratique a cependant progressivement regressé au cours du XXe siècle face au traitement croissant des eaux usées en station d’épuration. Source : Esculier (2018).

Quels liens avec la résilience ?



Menaces associées : dégradation et artificialisation des sols, épuisement des ressources énergétiques et minières

En France, l’essentiel des nutriments apportés aux sols agricoles proviennent d’engrais minéraux et dépendent de ressources non renouvelables. La synthèse des engrais azotés consomme d’importantes quantités de gaz naturel. La plupart des autres engrais (phosphore, potassium, zinc…) sont fabriqués à partir de ressources minières dont l’exploitation est compromise à court terme par les contraintes d’approvisionnement en pétrole et par l’épuisement des gisements de meilleure qualité. La raréfaction des énergies fossiles contraindra également la disponibilité en soufre – un élément souvent limitant pour la croissance de certaines cultures – et en acide sulfurique utilisé pour la synthèse des engrais phosphatés.

Cette dépendance à des ressources non renouvelables concerne également une partie vraisemblablement importante – mais difficile à estimer – des engrais organiques utilisés en France. En effet, la plupart d’entre eux sont issus de déjections d’animaux d’élevage, dont la ration provient pour l’essentiel de cultures – voire de prairies – fertilisées avec des engrais minéraux (voir voie de résilience n°10).

Une diminution de la disponibilité en engrais minéraux conduirait rapidement à une baisse des rendements dans les systèmes de production conventionnels. Leur renchérissement pourrait provoquer par ailleurs des difficultés économiques importantes. Ainsi l'effondrement du bloc soviétique a-t-il par exemple provoqué une chute de 70 % de la production et de la consommation d'engrais azotés dans les régions concernées, occasionnant d'importantes baisses de rendement.

À moyen terme, dans un contexte de réduction graduelle des apports en nouveaux nutriments, le système linéaire actuel ne peut que mener à un épuisement progressif des sols agricoles et à une diminution de la production globale.

Objectifs



Contrairement à de nombreux autres pays, la France est restée jusqu’à récemment à l’écart des initiatives « d’assainissement écologique ». Assurer l’autonomie du territoire en engrais nécessite de sortir du fonctionnement linéaire actuel et de chercher à boucler le cycle des nutriments, afin qu’un maximum de ce qui est exporté des champs lors des récoltes, puisse y retourner pour fertiliser les cultures suivantes. Deux types de ressources sont à valoriser : les excrétats humains (urine et matières fécales), qui concentrent la grande majorité des nutriments, et les déchets organiques ou « biodéchets ». Pour les excrétats, deux voies de traitement principales peuvent être envisagées :
- Collecte séparative de l’urine et des matières fécales, dite « séparation à la source », grâce à des urinoirs masculins et féminins et/ou des toilettes à séparation ;
- Récupération et compostage individuel ou collectif de l’ensemble des matières dans des systèmes de type toilettes sèches. L’urine présente l’atout de concentrer la plupart des nutriments, de pouvoir être collectée facilement et d’être salubre. Sa valorisation agricole est donc particulièrement simple à mettre en oeuvre. Elle représente toutefois des volumes importants à gérer. Les urines collectées peuvent être concentrées pour en faire différents types d’engrais, liquides ou solides, appelés urino-fertilisants. Les matières fécales contiennent quant à elles une partie des nutriments intéressants tels que le phosphore, et ont l’avantage d’être sous forme de matière organique riche en carbone, pouvant amender les sols. Elles nécessitent un compostage afin d’éliminer pathogènes et parasites. Le potentiel de valorisation énergétique des matières fécales humaines reste en revanche très faible. La séparation à la source est particulièrement indiquée en milieu urbain pour sa mise en oeuvre simple et les volumes importants à gérer. Pour les biodéchets, une collecte sélective et la mise à disposition de composteurs individuels ou collectifs permettrait une bonne récupération de la ressource qui pourrait être ensuite valorisée localement, par exemple en agriculture urbaine ou périurbaine.

Leviers d’action



LEVIER 1 : Faire des établissements publics des exemples en matière de recyclage des excrétats La construction ou la rénovation des bâtiments, en particulier les établissements recevant du public (ERP), sont l’occasion de mettre en place des réseaux séparatifs avec systèmes de collecte et de valorisation, en parallèle du réseau d’égout existant.
- Remplacer les urinoirs masculins à chasse d’eau par des urinoirs secs. Ceux-ci seront reliés à des cuves qui pourront être collectées en vue de la valorisation. Des urinoirs féminins secs, récemment développés en France, peuvent aussi être installés ;
- Remplacer les toilettes classiques par des toilettes sèches à séparation d’urine ;
- Valoriser ces initiatives auprès des usagers.

Lors de la construction de l’école primaire de Saint Germé (Gers), la Communauté de Communes Armagnac Ardour a fait le choix des toilettes sèches, dont la mise en oeuvre a été confiée à l’Écocentre Pierre et Terre. L’établissement scolaire accueillant 60 enfants a été équipé de sept WC et cinq urinoirs secs, de type toilette sèche gravitaire grande capacité (système sans copeaux à gros volume de compostage et faible maintenance). Crédits : © Airoldi et Brun.

LEVIER 2 : Installer des équipements de récupération des excrétats Mettre en place des systèmes d’assainissements alternatifs dans les lieux non raccordés à l’égout, et accompagner les usagers dans la gestion et la réutilisation des matières. Dans les zones urbaines traversées par des cours d’eau à faible débit, où les risques de pollution liés à l’assainissement sont élevés, la séparation à la source des urines est particulièrement pertinente. Inscrire dans le cahier des charges des nouvelles opérations immobilières la nécessité de valoriser les excrétats.

Tanum, en Suède, est probablement la commune d’Europe avec le système de recyclage de nutriments le plus avancé. La municipalité regroupe plusieurs petites villes et zones rurales pour un total de 13 000 habitants sur 900 km2. En 2009, environ 500 maisons individuelles étaient équipées de toilettes à séparation d’urine, en particulier dans les zones non desservies par un égout. La commune organise la collecte des urines et leur valorisation auprès des agriculteurs locaux. Elle subventionne l’installation de toilettes à séparation chez les particuliers, en équipe les lieux publics, et les intègre dans les nouveaux projets d’aménagement.Photographie : Grebbestad, commune de Tanum (Suède). Crédits : Wikimedia Commons, domaine public.

Paris & Métropole Aménagement a prévu d’installer la collecte séparative des urines dans le futur quartier de Saint-Vincent-de-Paul, soit 250 logements, un gymnase et une crèche. À priori, les matières solides seront envoyées à l’égout, tandis que les urines seront collectées dans un réseau séparatif. Elles devraient être traitées sur place pour produire un engrais. Crédits : © Anyoji Beltrando.

LEVIER 3 : Structurer une filière de valorisation agricole des excrétats humains sur le territoire Soutenir le développement des structures et de la logistique nécessaires à l’émergence d’une filière locale avec les agences de l’eau et les entreprises et acteurs de la gestion des déchets et de l’assainissement. Sensibiliser les agriculteurs locaux à l’intérêt de cette ressource et former des partenariats. Animer une expérimentation citoyenne participative de collecte des urines pour fertiliser une ferme pilote.

Épandage expérimental d’urine sur une parcelle de blé. Le programme de recherche Agrocapi étudie les filières de valorisation de l’urine comme engrais agricole. Avec 200 personnes volontaires sur deux mois, il est possible de récupérer 12 m3 d’urine soit 60 kg d’azote. Cela permet de fertiliser deux hectares de blé tendre et de récolter de quoi faire plus de 30 000 baguettes !Crédits : © Agrocapi.

LEVIER 4 : Recycler les biodéchets Développer la gestion séparative des biodéchets. Sa mise en place passe par :
- La définition des moyens techniques et financiers adaptés au contexte de la collectivité : collecte séparative, compostage individuel ou collectif ;
- Le déploiement des moyens techniques, de sensibilisation et d’information des usagers ;
- Le contrôle de la qualité des biodéchets. Un des objectifs d’une collecte séparée étant le retour au sol des composts, une vigilance particulière est nécessaire pour éviter les indésirables (plastiques, métaux, produits dangereux…). Mettre en place des dispositifs de facturation basés sur les volumes de déchets produits : tarification incitative pour les ordures ménagères et redevance spéciale pour les entreprises et les organismes publics.

Le Syndicat Mixte de Thann-Cernay (Haut-Rhin) a mis en place une collecte séparée des biodéchets sur son territoire (42 000 habitants), tout en réorganisant ses collectes et en passant à la redevance incitative. Le compost obtenu a reçu le label ASQA (Amendement Sélectionné Qualité Attestée) et la démarche pour la certification Agriculture Biologique est engagée. Crédits : © Syndicat Mixte de Thann-Cernay.

Bac de compostage collectif géré par l'association Eisenia, à Lyon. L’association utilise comme technique principale le lombricompostage : les déchets organiques sont digérés par des vers et transformés en un amendement semblable à de l’humus, utilisable en agriculture. Crédits : © Eisenia.

Bénéfices associés



Du point de vue économique, la valorisation agricole des excrétats permet de diminuer les coûts de traitement des eaux usées, ainsi que les charges des exploitations. La gestion séparée des biodéchets permet de diminuer les volumes et le coût de la collecte. Du point de vue environnemental, le recyclage des nutriments permet de diminuer les émissions de gaz à effet de serre liées à la production des engrais et au traitement des eaux usées. Il permet aussi de limiter fortement la pollution des milieux aquatiques, grâce à la diminution des nutriments rejetés à la fois par les engrais minéraux agricoles, et par les eaux des stations d’épuration partiellement traitées.

Obstacles



Installation des équipements

L’installation de toilettes ou d’urinoirs permettant la récupération des ressources représente un investissement et nécessite des compétences spécifiques. Plusieurs professionnels sont à même d’accompagner les collectivités pour répondre à ces enjeux. Ce type d’installation est l’occasion de sensibiliser les utilisateurs qui, bien souvent, adoptent volontiers le nouveau système quand ils en ont compris les enjeux. L’installation de réseaux d’urine nécessite une vigilance spécifique liée au risque d’obturation des réseaux par les cristaux d’urine. L’équipe OCAPI a édité des recommandations sur ce sujet.

Valorisation des matières

Les filières de valorisation sont encore en cours de construction. Certaines plates-formes de compostage acceptent déjà les matières issues de toilettes sèches. Il est aussi possible de s’associer spécifiquement avec des agriculteurs de la collectivité pour mettre en place une filière, comme le font déjà les loueurs de toilettes sèches événementielles.

Réglementation de l’usage des excrétats

L’utilisation des urines et matières fécales en agriculture n’est pas spécifiquement encadrée par la réglementation mais les Ministères de l’Écologie et de la Santé permettent de s’appuyer sur les réglementations existantes liées à l’épandage de matières de vidange de l’assainissement non collectif. L’utilisation en agriculture biologique est aujourd’hui délicate et nécessiterait une évolution de cette réglementation (nécessaire par ailleurs dans le paradigme de l’agriculture biologique qui ne peut pas se passer d’engrais minéraux fossiles à grande échelle si les engrais humains sont interdits). Notons que la valorisation agricole d’urines et de matières fécales est largement répandue en France depuis des siècles à travers l’utilisation des effluents d’élevage comme engrais. De même, deux tiers des boues issues de stations d’épuration sont épandues. Les problématiques parfois soulevées de risques liés à la présence de résidus médicamenteux ou d’autres polluants dans les urines humaines, apparaissent relativement mineures face à ce qui se fait déjà aujourd’hui et face aux bénéfices que procure leur recyclage.

Indicateurs


- Taux de compostage des biodéchets
- Taux de valorisation agricole des nutriments (azote, phosphore, potassium) contenus dans les excrétats de la population
- Volumes d’urines et de matières fécales collectés

Pour aller plus loin






OCAPI (2019) Note pour concevoir et exploiter les réseaux de collecte de l’urine humaine.De nombreuses autres ressources sur le site du programme de recherche OCAPI.
ADEME (2019) Tri à la source et collecte séparée des biodéchets. Synthèse thématique.

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